Marc Valleur est psychiatre et médecin chef à l’Hôpital Marmottan à Paris. Il est spécialisé dans les soins et l’accompagnement des pratiques addictives. Il est membre de la commission interministérielle des stupéfiants et des psychotropes en France.
Warning Trading : Comment reconnait-on une personne dépendante au jeu d’argent?
Marc Valleur : Les gens qui sont dépendants le savent plus ou moins consciemment. Les indicateurs d’abus ou de dépendance aux jeux sont : les problèmes d’argent et les mensonges pour l’emprunter à la banque, aux amis ou à la famille. Le problème majeur est financier, mais on retrouve aussi des personnes souffrant de solitude.
WT : Une option binaire permet de parier à court terme sur l’évolution d’une devise. On gagne ou on perd tout. Ce genre de pratique est-il comparable au jeu d’argent?
MV : Oui, c’est tout à fait comparable. On est dans des logiques psychologiques du même ordre que celles des jeux d’argent en se rappelant que dans certains jeux, les connaissances et l’habileté peuvent jouer un rôle. Dans le poker ou les pronostics sportifs, le savoir-faire peut jouer un rôle comme dans le trading. Des publications scientifiques voient peu à peu le jour sur les risques de la pratique du trading. En France, il y a peu d’études sur le sujet hormis celle de l’IFAC (Institut fédératif des addictions comportementales) de Nantes. A l’international, on retrouve les travaux de Mark Griffiths de l’université Trent à Nottingham en Angleterre et des études canadiennes comme celles de Claude Boutin et de Philippe Grégoire de l’université Laval au Québec. C’est une problématique récente, car les économistes sont très réticents à ce qu’on compare la bourse, qui est supposée avoir un lien avec l’économie réelle, avec les jeux d’argent qui sont du pur divertissement. Au centre Marmottan, nous avons reçu des traders amateurs. Au début, les gens gagnent puis ils se retrouvent ruinés. Leurs problèmes sont les mêmes que ceux qui jouent aux jeux d’argent.
WT : Dans l’un de vos articles parus dans la revue Psychotrope et intitulé « Jeu, recherche de sens et addiction », vous précisez que « l’espace du jeu est séparé du reste de l’existence donnant au sujet le sentiment d’une réalité seconde ». Pouvez-vous nous en dire plus sur cette « réalité seconde ».
MV : C’est une définition du sociologue Roger Caillois sur ce que doit être le jeu en général. Cela pose un problème avec le jeu d’argent car tout est fait pour que le joueur évolue dans des espaces ludiques oubliant que le jeu implique de l’argent. Au Casino, par exemple, on utilise des jetons et sur internet on a l’impression que c’est de l’argent virtuel. Quand les situations se déroulent sur internet, c’est un facteur aggravant à plusieurs niveaux. Premièrement, on augmente l’impression de virtualité pensant que les actions n’engagent à rien et d’autre part, les pratiques sont accessibles n’importe quand et n’importe où.
WT : Si on devait faire un parallèle avec les dépendances aux substances, les effets de la dépendance au trading se rapprocheraient de quel produit?
MV: Ce serait comparable aux excitants. Les joueurs impulsifs, jouant par exemple au Poker ou aux pronostics, recherchent essentiellement l’adrénaline, la sensation forte, les émotions. C’est ce que retrouve les utilisateurs d’amphétamines et de cocaïnes. La consommation de ces substances, tout comme le jeu d’argent ou le trading rapide, entraine des pratiques et des types de dépendances comparables.
WT : Comment expliquez-vous que de plus en plus de particuliers se font escroquer des milliers d’euros sur internet en pratiquant le trading?
MV : Aujourd’hui, il y a un rapport à l’argent qui en fait le nouveau Dieu de la société. On joue comme on fait une prière. Dans notre monde désenchanté, l’équivalent de gagner gros est assimilable à un miracle. L’idée de la bourse est un jeu dans lequel tous les joueurs peuvent être gagnant si la conjoncture économique est favorable. Le contexte général fait que l’économie est plus puissante que la politique. Il y a une promotion du capitalisme et notamment cette idée que l’argent fait de l’argent tout seul. C’est un miroir aux alouettes.
WT : Comment optimiser la protection des futures victimes?
MV : Il a été très difficile de faire admettre au pouvoir public que le jeu d’argent est un problème de santé publique. On peut considérer que la première prise en compte des problèmes de jeu a été la création du COJER (Comité consultatif pour la mise en oeuvre de la politique d’encadrement des jeux et du jeu responsable) en 2006 puis en 2008, la publication de l’expertise de l’INSERM (Institut national de santé et de recherche médicale) sur le jeu excessif. Mais, c’est à partir de 2010 et la loi de libéralisation partielle des jeux en ligne que les problèmes sont clairement cités. Or, j’avais avec Christian Bucher écrit un « que sais-je » sur le jeu pathologique dès 1997.
Pour le trading, on est encore très loin de cette prise de conscience du risque de la part des autorités publiques. Il me semble que l’économie est très compliquée, très spécialisée et qu’elle passe, à tort, pour une science dure. La preuve : on lui attribue des prix Nobel! On se rend compte que pour le grand public ce monde apparait comme mystérieux, intrigant, magique et que l’on peut devenir millionnaire avec un gros coup de chance. Il n’y a pas assez de discours officiels et préventifs sur le sujet.
Si les gens se font conseiller par leurs banquiers ou leurs interlocuteurs habituels, ils vont avoir l’impression que le discours n’est pas forcément désintéressé. Au final, les gens se retrouvent seuls. Il faudrait peut-être proposer des outils aux traders particuliers. Par exemple, le site internet Evalujeu mis en place par l’ARJEL (Autorité de régulations des jeux en ligne) permet aux gens d’évaluer leurs pratiques de jeu d’argent. Ce sont des outils simples et accessibles qui permettent de savoir si l’on ne bascule pas dans l’addiction.
1- Articles connexes sur Warning Trading :
Comment le forex et les options binaires trouvent leurs clients
Récit de victimes
2- Bibliographie de Marc Valleur